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MES BIEN CHERS FRÈRES
Une enfance d'autrefois dans un internat
Pierre-Marie Bourdaud
LITTÉRATURE OCÉAN PACIFIQUE
Voici une part d'enfance, tranchée à
froid il y a bientôt quarante ans dans une école religieuse.
J'écris en mémoire de mes camarades rieurs et enfiévrés
d'envies, revus des années après, tristes à
mourir et froids comme la nuit; j'écris pour soigner l'enfant
blessé que je fus, pour endiguer ce fleuve de chagrin que
les années ne sauraient tarir, pour chasser l'idée
qu'on pouvait tout me faire, mais pas ça - et pas à
cet âge.
ISBN : 2-7384-6125-5 janvier 1998 120 pages
Prix éditeur : 11 € / 72 FF
Choquerai-je en affirmant que ce cher
Juvénat, s'il n'était pas une secte, en avait les
caractères ? Alors j'affirme.
Comme dans une secte, nous étions retirés à
nos proches. Courrier contrôlé au départ et
à l'arrivée, visites autorisées le dimanche
après-midi seulement et les parents qui venaient trop souvent
étaient secrètement blâmés, vacances
amputées, notamment de ces grandes fêtes, Noël
et Pâques, qui soudent si bien les familles.
Comme dans une secte, nous étions contraints à un
activisme permanent. Prières où la psalmodie monocorde
tenait une large part, études fondées sur le rabâchage,
travaux ménagers ou jardiniers, tout était bon pour
combattre l'Oisiveté, mère de famille nombreuse de
tous les vices. Nos jeux étaient contrôlés,
toujours en équipes qui s'affrontent, le Bien contre le Mal
sans doute ; jamais de petites bandes discrètes, jamais d'apartés.
Je repense à ces lignes de boucliers au mur du préau,
plats rectangles de métal bleus contre rouges : combats...
Même les promenades du dimanche étaient rangées,
organisées, et nulle solitude n'était possible. Je
n'arrive pas à m'y revoir, perché sur un replat d'ardoise
dans les carrières de Retel ou tranquille au bord de l'eau
silencieuse d'une mare ombragée au noir miroir ainsi que
j'aimerai le faire plus tard. Un jeu revenait souvent : deux équipes
se poursuivent et s'arrachent une " vie ", morceau d'étoffé
accroché à nos dos. Dans ce Juvénat, on arrachait
souvent la vie...
Comme dans une secte, nous étions soumis à une pensée
unique pilonnée sans relâche, sans libre examen cette
pratique protestante élargie au Siècle des Lumières
vomi par nos Maîtres-Penseurs : les Diderot, Rousseau et Voltaire
cul par-dessus tête. Je crois même avoir une fois entendu
" Sartre ", mais prononcé comme un blasphème,
avec des yeux roulés d'indignation. Ils haïssaient les
communistes mais ne virent jamais quelle sinistre accointance les
unissait pour le contrôle des esprits. Quand on chasse le
même gibier, on se mitraille vite. On les révolterait
justement en les traitant de fascistes ; pourtant leurs splendides
fêtes de Noël avec retraite aux flambeaux et de Pâques
autour d'un grand feu au milieu de la cour, trouant la nuit de ses
spirales d'étincelles rougeoyantes, vous avaient un arrière-goût
de Nuremberg au tout petit pied.
Comme dans une secte, le monde extérieur était dangereux.
" Hors de l'Église, point de salut." Me revient
cette image de catéchisme en noir et blanc où l'Église
était une forteresse battue par les flots. La forteresse,
nous y étions, mais ce que je croyais alors refuge s'avéra
prison ; les flots rugissants c'était tout le reste : les
fillettes perverses à fuir, les camarades dépravés
à chasser d'une pieuse colère à la Saint Jean
Bosco jeune, les lectures licencieuses, les spectacles déshonnêtes
et les cohortes impies des sans-Dieu paillards et braillards que
nous devrions convertir avec des pincettes eucharistiques. À
propos de lectures, apprenez qu'on punaisait à la porte des
églises une affiche, jaune mouchard je crois, qui portait
classement des publications, de : recommandées jusque : à
proscrire, du bien pensant " Coeurs Vaillants " au communiste
" Pif le Chien ". À propos de Jean Bosco, apprenez
qu'un jour il avait saintement calotte ses camarades déculottés
qui voulaient lui apprendre à décalotter, et sous
un pont en plus : quel culot !
Cet adolescent au visage en perpétuelle extase dirigeait
un cortège de petits saints offerts à notre vénération,
chur angélique né du douteux concubinage de
deux obsessions : la mort dans la pureté, Leur vision déformée
de l'éternelle jeunesse
Certes ils n'avaient pas de gourou. Il eût fallu que Leur
système soit capable d'engendrer de fortes personnalités,
en quoi il n'était pas programmé. Nuançons,
il générait des personnalités qu'on qualifiera
sobrement de particulières. Il produisit peut-être
des " types bien ", sauf que je ne les ai guère
croisés. Mais imaginez la plénitude qu'ils auraient
pu trouver ailleurs, à l'air libre! Nous étions plutôt
sous la coupe d'un anonyme Big Brother à têtes multiples
et chercheuses ; il n'en était que plus redoutable.
Certes nous n'avions pas d'uniforme, mais la soutane et sa myriade
de boutons verrouilleurs viendrait bientôt.
La soutane. La mode en revient, ici et là. Quel curieux vêtement,
efficace et paradoxal. Parfait pour cacher le corps, sa souplesse,
ses galbes, et surtout son sexe. Parfait pour l'enfermer, l'empêcher
de courir, sauter, en un mot : vivre. Mais d'un noir absolu, de
ce noir qui nie toute couleur, ce don de Dieu à la nature,
pourtant ; qui attire toute tache sur ceux qui prônent l'idéale
pureté ; qui rappelle en obsession la mort chez ceux qui
promettent la vie éternelle.
Elle a été remplacée par le clergyman, ou par
des tenues plus civiles. Mais enfin, elle peut se porter à
l'intérieur du corps.
Connaissez-vous le Râteau ? C'est
une technique fort astucieuse pour retrouver une aiguille dans une
botte de foin, une montre dans un champ et pourquoi pas un petit
poucet dans une forêt, à condition qu'il veuille qu'on
le rattrape. Mettons qu'il s'agissait, cette promenade-là,
de mon couteau suisse. Frère Grand Jeu dispose en ligne et
coude à coude ses juvénistes, qui avancent au coup
de sifflet en épluchant lentement le sol à la pointe
de leurs pieds. Résultat garanti : l'objet fautif n'échappait
jamais à cette inquisition.
Ce juvénat était un immense Râteau.