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Il faut tout d'abord mentionner la psychologie d'une vocation spéciale,
dont nous savons, après tout ce que nous avons appris de la
psychogenèse des clercs, qu'elle revient à faire de
nécessité vertu et inversement.
C'est ce que Luther, dans son désir d'aller théologiquement
au fond des choses, a exprimé ainsi dans les Articles de Smalkalde
de 1537 : " ... car celui qui a fait voeu de vivre au couvent
croit mener une vie meilleure que celle de l'homme chrétien ordinaire
et veut, par ses oeuvres, non seulement se faciliter à lui-même,
mais encore faciliter à autrui l'accès du ciel : c'est
là renier le Christ. " En fait, nous l'avons vu, il
n'est pas possible d'apprendre du Christ la pauvreté et l'obéissance
tant qu'on oblige les gens à placer leur propre moi sous la protection
et la férule du surmoi. Et il n'en va pas autrement de la chasteté.
Entre théologiens, on peut discuter si et comment on peut déduire
de l'Écriture et de la tradition le célibat des clercs
de l'Église catholique. Mais, du point de vue psychologique,
au moins en ce qui concerne cette question du célibat obligatoire,
il faudra au moins admettre la vieille protestation qu'éleva
Martin Luther lorsqu'il déclarait dans le même document
: " Quand ils ont interdit le mariage et imposé à
l'état divin des prêtres le fardeau d'une chasteté
perpétuelle, ils n'en avaient ni le pouvoir ni le droit. Au contraire,
ils ont agi comme des antéchrists, des tyrans, des scélérats
et des coquins, et donné lieu à toutes sortes de péchés
horribles, abominables et innombrables d'impudicité où
ils sont encore plongés. De même qu'ils n'ont, pas plus
que nous, reçu le pouvoir de changer un homme en femme ou une
femme en homme ou d'abolir la différence des sexes, de même
ils n'ont pas reçu davantage celui de séparer les unes
des autres ces créatures de Dieu et de leur interdire d'habiter
ensemble en toute honnêteté, dans l'état de mariage.
C'est pourquoi nous nous refusons à approuver ou même à
tolérer leur détestable célibat. Nous voulons,
au contraire, que le mariage soit libre, tel que Dieu l'a ordonné
et institué, et ne pas déchirer ni entraver son
oeuvre. En effet, saint Paul (1 Tm 4,1-9)49 déclare que cela
est une doctrine diabolique. " Il ajoute même : "
Cette sainteté ne consiste pas dans les surplis, les tonsures,
les aubes et autres rites qui sont les leurs et qu'ils ont inventés
en outrepassant l'Écriture sainte, mais au contraire dans la
Parole de Dieu et la vraie foi . "
Dans l'histoire de l'Église, il est important de savoir que
ce furent précisément ces positions, celles que les protestants
avaient élaborées en vue d'un concile à venir,
que le concile de Trente rejeta formellement quinze ans plus tard.
Quelle que soit la manière dont on apprécie théologiquement
ce rejet, le fait psychologique est le refus de l'Église romaine,
encore valable aujourd'hui, quant à comprendre essentiellement
la foi en Christ comme un accomplissement de l'existence humaine et,
en conséquence, à la fonder sur l'expérience réelle
des hommes. Sa volonté de s'en tenir à une vérité
qu'on peut enseigner objectivement, au dépôt d'une révélation
qu'on lui a confiée et que seule peut retransmettre une caste
de théologiens formés à cet effet oblige de manière
purement abstraite et formelle le sujet à s'en tenir à
la substance de la foi et empêche de surmonter la division, fondamentalement
médiévale, entre ecclésiastiques et laïcs,
entre le divin et le temporel, entre l'inconscient et le conscient.
De ce fait, on ne considère plus la transmission de la foi comme
le fruit d'une rencontre de personne à personne, mais on la lie
à l'institution d'un système d'enseignement par fonction
infaillible.
En conséquence de quoi l'individu a avant tout le devoir
de renier sa personne pour la cause du Christ telle que l'Église
la lui présente sous forme de vérité objective.
Le but que celle-ci poursuit, en particulier dans la formation des clercs,
n'est pas l'épanouissement de la personnalité, mais
l'élimination des particularités individuelles. Si
la fonction devient ainsi la vérité, il faut désormais
considérer comme inauthentique tout élément personnel.
Cette manière vraiment aliénante d'extérioriser
le religieux a pour conséquence inévitable une compréhension
purement formelle de l'obéissance, et une conception du sacrifice
qui violente les personnes, parce qu'elles restent totalement extérieures
à la conscience individuelle.